lundi 28 avril 2014

L’affaire Snowden, un silence très français


Avec une franchise confondante, le PDG d’Orange a avoué au Monde qu’il ignorait que ses employés livraient les données confidentielles de ses clients aux services de l’Etat. Le personnel gérant ces interventions ne serait pas tenu de lui en référer. Voilà une confession qui n’est pas faite pour rassurer les abonnés d’Orange ni ceux des autres opérateurs qui sont dans la même situation. Quelles sont les écoutes réalisées hors cadre légal par les opérateurs pour le compte de la DGSE ? Concernent-elles uniquement les communications internationales ? Quid des renseignements recueillis, restent-ils dans les dossiers des services français ? Sont-ils donnés ou échangés avec des pays alliés ? Quelles sont les relations avec la NSA ? Un fonctionnaire « au plus haut niveau de l’Etat » se confie à Jacques Follorou, journaliste au Monde : « à ce niveau-là, c’est sous nos radars, les services disposent d’une autonomie en termes de stratégie ». Cette phrase énigmatique signifie en clair que le gouvernement se lave les mains sur la manière dont l’espionnage électronique est pratiqué en France et qu’il ne se préoccupe que des résultats. Ainsi donc une zone grise existe, trop brûlante pour les opérateurs de télécommunications et trop triviale pour les dirigeants de l’état..
Le secret de plomb qui entoure ce secteur s’explique d’abord par une vieille tradition française.
Quand le télégraphe s’est répandu en Europe dans les années 1830, la France a pris un retard considérable car l’Etat voulait se garder l’exclusivité de ce moyen de communication. Quand, enfin, la télégraphie sera ouverte au public en 1850, ce ne sera qu’après la mise en place de l’organisation minutieuse d’un contrôle du contenu des télégrammes justifiée par la lutte contre « les complots » de l’opposition.
Les écoutes téléphoniques quant à elles, sont nées en même temps que le téléphone. Dès 1914, la surveillance des télégrammes et des téléphones redouble d’intensité. Des commissions dites « de contrôle » prendront des intitulés qui témoignent de l’imagination et de la volonté de discrétion de l’administration : « service spécial », « service des travaux réservés », « service technique ». L’entre deux-guerres voit se multiplier les dispositifs d’écoute dont Georges Mandel, grand réformateur des PTT, sera un des fervents utilisateurs. En 1939, « la commission interministérielle de contrôle téléphonique » assure la synergie entre le ministère des PTT et celui de l’Intérieur. Fin 1940, le gouvernement allemand autorise Vichy à créer le « Service des contrôles techniques». Des milliers de fonctionnaires vont s’atteler à ouvrir le courrier des Français et à écouter leurs conversations. En 1942, plus de deux millions de lettres seront interceptées chaque mois. L’activité d’écoute est protégée par le secret le plus absolu et les agents des PTT menacés de sanctions pénales s’ils se risquent à divulguer cette activité aux usagers qui se plaignent souvent du retard des correspondances. Seule une poignée sur les 200 000 agents des PTT se révoltera au péril de sa vie. Soumis à une hiérarchie pesante, naturellement respectueux de l’ordre établi par conformisme ou par opportunisme, postiers et téléphonistes feront leur métier sans état d’âme.
Puisse l’histoire de cette période terrible nous alerter sur les dangers qu’il y a à laisser proliférer les activités de surveillance qui deviennent un instrument très utile pour un régime autoritaire. Peu de personnes en ont conscience aujourd’hui.

Le député UDI Jean-Christophe Lagarde interpellera Manuel Valls lui demandant s’il peut assurer « qu’aucun parlementaire n’est visé par un tel dispositif et que ces informations sont fausses ». Aucune réponse du Ministre. Pourquoi un tel silence face à de légitimes inquiétudes ? D’abord parce que ces écoutes généralisées constituent un abus flagrant couvert par un secret d’état vidé de toute justification, le secret d’état ignoble. Une autre explication de cette chape de secret qui entoure cette affaire tient à la nature même de l’activité. Quand un utilisateur de téléphone portable sait que son activité, ses déplacements et ses conversations sont systématiquement enregistrées, il fait tout pour contrer cette surveillance, surtout s’il tient à garder certaines informations confidentielles. Un bon client, pour les services secrets c’est celui qui ne sait pas qu’il est écouté et ne se méfie de rien, c’est pourquoi tout doit être fait pour dissimiler le travail discret des services d’écoute.
Cette innocence est spécifique à la France où, ni la classe politique, ni les media ne se sont excessivement étendus sur les révélations d’Edward Snowden, sur les dangers de cette surveillance généralisée mondiale qui révolte les opinions publiques aux Etats-Unis, en Allemagne et au Brésil. Tout occupés par les interceptions des conversations de Nicolas Sarkozy, nous avons accueilli avec indifférence ce qui apparaît comme une menace lointaine, cette NSA dont il n’est pas toujours facile de comprendre le rôle et l’activité, ses liens avec la France.


Les blasés estiment que, n’ayant rien à cacher ils n’ont pas à se préoccuper d’être surveillés ; les fatalistes pensent que c’est une exception culturelle française que cette volonté permanente de l’état de tout savoir de ses citoyens. Personne ne se préoccupe du fait que cette surveillance généralisée est une menace réelle pour la vie démocratique, hormis quelques courageuses associations comme la Quadrature du Net et plusieurs députés. Il est temps que nos citoyens soient informés des enjeux du domaine et que des mesures règlementant l’activité des services secrets soient  mises en place afin de protéger nos vies privées et nos libertés fondamentales.

Ce texte a été publié dans Le Monde du 24 avril 2014, dans le cadre de La tribune libre.