lundi 28 novembre 2011

Le secret défense remis en question

Par décision du 10 novembre 2011, le Conseil constitutionnel a censuré le secret défense le plus abusif, que gouvernement avait introduit dans la loi de programmation militaire du 29 juillet 2009. Mais cela n'interdit pas tous les usages abusifs du secret défense...
Le Conseil a jugé que "la classification d'un lieu a pour effet de soustraire une zone géographique définie aux pouvoirs d'investigation de l'autorité judiciaire. Elle subordonne l'exercice de ces pouvoirs d'investigation à une décision administrative. Elle conduit à ce que tous les éléments de preuve, quels qu'ils soient, présents dans ces lieux lui soient inaccessibles tant que cette autorisation n'a pas été délivrée. Elle est, par suite, contraire à la Constitution".
Mais cette censure n'interdit pas d'autres usages abusifs du secret défense. Ainsi, dans l'affaire dite des "frégates de Taïwan", les juges d'instruction souhaitaient avoir accès à des documents confidentiels, classés "secret défense" émanant des services des douanes. Cela aurait pu les éclairer sur les soupçons de versement des commissions à des intermédiaires chinois et taïwanais et sur d'éventuelles rétrocommissions à des personnalités françaises. Trois ministres des finances successifs, Laurent Fabius, Francis Mer et Thierry Breton, se sont opposés à la demande des juges.
Ces décisions ont fait obstacle à l'avancement de l'enquête pénale, qui s'est achevée par une ordonnance de non-lieu. Par la suite, un arbitrage a été rendu au bénéfice de Taïwan, car un article du contrat de vente interdisait toute commission et tout recours à un intermédiaire. Or la part de Thalès, chef de file du contrat, était de 27% et celle de la Direction des chantiers navals, entreprise publique dont l'intervention dans le contrat était garantie par l'Etat, de 73%. Sur les 630 millions d'euros infligés par le tribunal arbitral, 460 millions seront payés par le contribuable. Il faut lire attentivement
la lettre rectificative au projet de loi de finances rectificative pour 2011 (pp. 52 et s.) pour apprendre que cela donnera lieu pour une moitié à l'annulation de crédits de la défense nationale, et pour l'autre moitié à des réductions plus ou moins importantes sur tous les autres budgets de l'Etat, y compris l'Eduction nationale, l'emploi et la lutte contre la pauvreté.
Une exception française
Comme l'a notamment dénoncé
un rapport de Transparence International France, la classification "secret défense" n'est pas rigoureuse, particulièrement lorsqu'elle relève d'entreprises privées. Leur champ d'initiative est vaste en ce domaine, leur responsabilité mal définie et sans véritable contrôle. La solution de facilité, qui consiste à recouvrir du secret l'ensemble d'une opération commerciale, est souvent retenue.
Ensuite, la déclassification résulte entièrement d'une décision politique, non soumise à contrôle. Quand l'autorité judiciaire estime qu'une pièce classifiée est nécessaire à l'avancement d'une enquête, elle doit saisir le ministre compétent. Celui-ci saisit la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN), puis prend sa décision. L'avis étant consultatif, le ministre a toute latitude pour refuser.
Surtout, le refus de déclassifier n'est pas motivé. La CCSDN a proposé,
dans son rapport d'activité pour les années 1998 à 2004, de motiver brièvement ses avis lorsqu'elle recommande de ne pas lever le secret. Même cette proposition minimaliste n'a pas été suivie.
Une telle situation est aberrante au regard de ce qui se passe dans d'autres grandes démocraties européennes.
Au Royaume-uni, les juges reconnaissent à l'administration un large privilège de rétention des informations, mais ils en contrôlent l'utilisation. Depuis un arrêt de 1968 (Convay c/ Rimmer, Chambre des Lords), la jurisprudence considère que les ministres ne sont pas les seuls juges de l'intérêt public, et qu'il appartient au tribunal d'arbitrer entre l'intérêt public mis en avant par le ministre et celui de la justice. Si la diffusion de l'information n'est pas de nature à occasionner un dommage (tort) substantiel, l'intérêt de la justice doit l'emporter.
En Allemagne, l'exécutif peut aussi refuser la production de documents dont la publicité pourrait porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat, par un certificat d'immunité au nom de l'intérêt public. Mais cette décision peut être contestée devant les juridictions administratives ou, dans le cadre d’un procès pénal, devant le juge pénal. Dans ce cas, le code de procédure pénale allemand impose au tribunal d’étendre l’instruction à tous les éléments décisifs pour la recherche de la vérité. Le tribunal contrôle la décision de refus de communiquer les informations classifiées et, s’il juge ce refus infondé, requiert la communication de ces documents.
En Italie, le Président du conseil des ministres est compétent pour déterminer si le secret défense peut être invoqué pour refuser à un juge la transmission d’une information classée secret d’État. Toutefois, si le juge souhaite disposer de documents pour lesquels le secret d’État lui est opposé et contester ce refus de transmission, il y a « conflit d’attribution entre les pouvoirs de l’État ». Le conflit est tranché par la Cour constitutionnelle, qui ne peut pas se voir opposer le secret.
En Espagne, la Cour suprême, dans un arrêt du 4 avril 1997, a opéré un contrôle sur le refus du Conseil des ministres de déclassifier des documents au cours d’une procédure judiciaire. Elle a affirmé à cette occasion la supériorité du principe de garantie effective des droits par la justice, accordé à tout citoyen par l’article 24 de la Constitution, sur le principe de la sécurité de l’État.
La situation de la France est ainsi tout à fait singulière. A qui profite le secret défense ? Pas seulement à la défense nationale...

samedi 26 novembre 2011

Les transactions à haute fréquence, de l’agiotage high-tech

Ce sera le premier câble sous-marin en fibre optique à être installé sur le fond de l’Océan Atlantique depuis dix ans. Mais, à la différence de ceux qui ont été inaugurés à la fin des années 1990 et au début des années 2000, ce nouveau câble transatlantique n’est pas destiné à transporter la voix, les appels téléphoniques ou encore les connexions. Ce gigantesque câble sous-marin entre New York et Londres, sera réservé exclusivement aux transactions financières. Il servira à faire gagner cinq milli-secondes aux traders des deux principales places financières du monde.
Les transactions à haute fréquence, de l’agiotage hi-techCinq milli-secondes, une éternité dans le monde des transactions informatisées. Un avantage pour les traders, donc – mais s’agit-il également d’un investissement utile aux marchés? L’annonce de ce projet de nouveau câble tombe juste au moment où les gouvernements focalisent leur attention sur les transactions financières super-rapides et automatisées, programmées au moyen de logiciels spécifiques, appelées “high frequency trading”, ou HFT. Aux Etats-Unis comme en Europe, les autorités de surveillance et de contrôle soupçonnent quelques chose de louche dans le monde des transactions à haute fréquence: un monde où se dessinent d’importants changements, sous-tendus par des questions de gestion d’infrastructure de calcul, de concentration de ressources informatiques, et peut-être d’abus exercés avec les armes de la technologie avancée.
Nombre d’analystes financiers semblent être d’accord: une concentration de facto oligopolistique des activités d’échange est en train de se développer avec les HFT. Les traders de l’HFT insèrent dans le marché des ordres volumineux, en sachant pertinemment que ceux-ci auront l’effet de déplacer les prix. Puis ils les effacent, et s’engagent dans des nouvelles transactions pour gagner sur les mouvements de prix qu’ils ont eux-mêmes provoqué. Une technique bien plus raffinée de l’agiotage vieux style, et rendue possible par les nouveaux développements des technologies informatiques. Un aspect tout aussi important de ces opérateurs est leur comportement de “free-riders”, qui se manifeste lorsque des acteurs individuels, ou une catégorie d’acteurs économiques, retirent un avantage de l’opportunité de ne pas payer le prix correct pour un service, déchargeant les coûts de celui-ci sur le reste des acteurs.

L’exploitation d’un système sous-dimensionnéActuellement, dans les Bourses, les opérateurs ne paient pas pour toutes les opérations mises sur le marché – un nombre très élevé dans le cas des HFT – mais seulement pour celles qui aboutissent effectivement à une transaction. Mais les HFT ont désormais atteint un degré d’ (omni)présence sur les marchés, en particulier les marchés américains où ils représentent 70% du total des opérations d’achat et de vente. Et cette présence a imposé une mise à jour de l’infrastructure informatique et technique d’une ampleur et d’une importance sans précédents, supportée par des investissements de plusieurs milliards de dollars. Investissements qui, semble-t-il, seront à leur tour payés par la société dans son ensemble, sous forme des coûts des services et de la mise en opération des plateformes électroniques des Bourses. La structuration de ces investissements est guidée, d’un point de vue technologique, par la rapidité croissante de l’élaboration et de la transmission des informations (on parle de milli-secondes), afin d’obtenir une gestion la plus rapide possible de toutes les propositions d’achat et de vente.
Ainsi, l’architecture et le dimensionnement des systèmes informatiques et télématiques des Bourses, sont élaborés en fonction de la quantité des propositions de transaction – beaucoup plus nombreuses que les transactions effectivement abouties. Cela parce que les stratégies générales des HFT ont tendance à “sonder” le marché avec des ordres appelés “exécuter ou effacer”, qui ont des latences – c’est à dire des durées de vie – extraordinairement courtes (une dizaine de milli-secondes). Ainsi sondé le marché avec ces ordres, abandonnés car ils ne sont pas exécutés immédiatement, les systèmes HFT créent une sorte de cartographie de la quasi-immédiate évolution des échanges. Grâce à cette stratégie, les HFT peuvent gagner de l’argent au moyen de rafales hyper-rapides d’ordres d’achat et de vente. Le gain est presque certain, car il est corrélé à un risque presque nul (puisqu’il est calculé en fonction du temps extraordinairement court qui passe entre l’achat et la vente, ou vice-versa).

Une niche dépourvue de régulationEn fait, les HFT sont en train d’exploiter une niche qui n’est presque pas prise en considération par les régulations actuelles. Ils se comportent comme des free-riders du marché boursier, puisqu’ils ne doivent pas se charger des coûts des stratégies qui les amènent à gagner. Ils utilisent massivement les ordres “exécuter ou effacer” pour sonder le marché, mais, au moins pour le moment, il leur est concédé que le coût de ces très nombreux ordres, puis immédiatement abandonnés, soit reparti sur tous ceux qui effectivement achètent et vendent. Il serait donc souhaitable, selon certains, que toutes le propositions de transaction contribuent à payer les coûts généraux des systèmes informatiques, dont les dimensions sont de facto modelées sur le volume total des ordres. Nous sommes dans la situation paradoxale selon laquelle seulement les transactions abouties, soit une minorité, soutiennent ces coûts d’infrastructure, tandis que le volume toujours plus important du trafic des transactions nécessite de la mise en place d’un câble transatlantique ad hoc. Un scénario préoccupant est en train de se dessiner, dans lequel la concentration des échanges boursiers parmi peu d’opérateurs de dimensions colossales s’ajoute à l’opacité de leur structure interne et de leurs relations.
Les instances de régulation, quant à elles, n’arrivent pas à monitorer de manière adéquate cette situation, qui finit par augmenter démesurément la volatilité du marché. Pourtant, des réponses devront être bientôt données: les HFT sont-ils véritablement des free-riders des marchés d’aujourd’hui? En tirant pleinement avantage de leur suprématie technologique, pourront-ils créer des positions dominantes au point de créer des situations d’abus et manipulation des marchés ?