Par décision du 10 novembre 2011, le Conseil constitutionnel a censuré le secret défense le plus abusif, que gouvernement avait introduit dans la loi de programmation militaire du 29 juillet 2009. Mais cela n'interdit pas tous les usages abusifs du secret défense...
Le Conseil a jugé que "la classification d'un lieu a pour effet de soustraire une zone géographique définie aux pouvoirs d'investigation de l'autorité judiciaire. Elle subordonne l'exercice de ces pouvoirs d'investigation à une décision administrative. Elle conduit à ce que tous les éléments de preuve, quels qu'ils soient, présents dans ces lieux lui soient inaccessibles tant que cette autorisation n'a pas été délivrée. Elle est, par suite, contraire à la Constitution".
Mais cette censure n'interdit pas d'autres usages abusifs du secret défense. Ainsi, dans l'affaire dite des "frégates de Taïwan", les juges d'instruction souhaitaient avoir accès à des documents confidentiels, classés "secret défense" émanant des services des douanes. Cela aurait pu les éclairer sur les soupçons de versement des commissions à des intermédiaires chinois et taïwanais et sur d'éventuelles rétrocommissions à des personnalités françaises. Trois ministres des finances successifs, Laurent Fabius, Francis Mer et Thierry Breton, se sont opposés à la demande des juges.
Ces décisions ont fait obstacle à l'avancement de l'enquête pénale, qui s'est achevée par une ordonnance de non-lieu. Par la suite, un arbitrage a été rendu au bénéfice de Taïwan, car un article du contrat de vente interdisait toute commission et tout recours à un intermédiaire. Or la part de Thalès, chef de file du contrat, était de 27% et celle de la Direction des chantiers navals, entreprise publique dont l'intervention dans le contrat était garantie par l'Etat, de 73%. Sur les 630 millions d'euros infligés par le tribunal arbitral, 460 millions seront payés par le contribuable. Il faut lire attentivement la lettre rectificative au projet de loi de finances rectificative pour 2011 (pp. 52 et s.) pour apprendre que cela donnera lieu pour une moitié à l'annulation de crédits de la défense nationale, et pour l'autre moitié à des réductions plus ou moins importantes sur tous les autres budgets de l'Etat, y compris l'Eduction nationale, l'emploi et la lutte contre la pauvreté.
Une exception française
Comme l'a notamment dénoncé un rapport de Transparence International France, la classification "secret défense" n'est pas rigoureuse, particulièrement lorsqu'elle relève d'entreprises privées. Leur champ d'initiative est vaste en ce domaine, leur responsabilité mal définie et sans véritable contrôle. La solution de facilité, qui consiste à recouvrir du secret l'ensemble d'une opération commerciale, est souvent retenue.
Ensuite, la déclassification résulte entièrement d'une décision politique, non soumise à contrôle. Quand l'autorité judiciaire estime qu'une pièce classifiée est nécessaire à l'avancement d'une enquête, elle doit saisir le ministre compétent. Celui-ci saisit la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN), puis prend sa décision. L'avis étant consultatif, le ministre a toute latitude pour refuser.
Surtout, le refus de déclassifier n'est pas motivé. La CCSDN a proposé, dans son rapport d'activité pour les années 1998 à 2004, de motiver brièvement ses avis lorsqu'elle recommande de ne pas lever le secret. Même cette proposition minimaliste n'a pas été suivie.
Une telle situation est aberrante au regard de ce qui se passe dans d'autres grandes démocraties européennes.
Au Royaume-uni, les juges reconnaissent à l'administration un large privilège de rétention des informations, mais ils en contrôlent l'utilisation. Depuis un arrêt de 1968 (Convay c/ Rimmer, Chambre des Lords), la jurisprudence considère que les ministres ne sont pas les seuls juges de l'intérêt public, et qu'il appartient au tribunal d'arbitrer entre l'intérêt public mis en avant par le ministre et celui de la justice. Si la diffusion de l'information n'est pas de nature à occasionner un dommage (tort) substantiel, l'intérêt de la justice doit l'emporter.
En Allemagne, l'exécutif peut aussi refuser la production de documents dont la publicité pourrait porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat, par un certificat d'immunité au nom de l'intérêt public. Mais cette décision peut être contestée devant les juridictions administratives ou, dans le cadre d’un procès pénal, devant le juge pénal. Dans ce cas, le code de procédure pénale allemand impose au tribunal d’étendre l’instruction à tous les éléments décisifs pour la recherche de la vérité. Le tribunal contrôle la décision de refus de communiquer les informations classifiées et, s’il juge ce refus infondé, requiert la communication de ces documents.
En Italie, le Président du conseil des ministres est compétent pour déterminer si le secret défense peut être invoqué pour refuser à un juge la transmission d’une information classée secret d’État. Toutefois, si le juge souhaite disposer de documents pour lesquels le secret d’État lui est opposé et contester ce refus de transmission, il y a « conflit d’attribution entre les pouvoirs de l’État ». Le conflit est tranché par la Cour constitutionnelle, qui ne peut pas se voir opposer le secret.
En Espagne, la Cour suprême, dans un arrêt du 4 avril 1997, a opéré un contrôle sur le refus du Conseil des ministres de déclassifier des documents au cours d’une procédure judiciaire. Elle a affirmé à cette occasion la supériorité du principe de garantie effective des droits par la justice, accordé à tout citoyen par l’article 24 de la Constitution, sur le principe de la sécurité de l’État.
La situation de la France est ainsi tout à fait singulière. A qui profite le secret défense ? Pas seulement à la défense nationale...
Le Conseil a jugé que "la classification d'un lieu a pour effet de soustraire une zone géographique définie aux pouvoirs d'investigation de l'autorité judiciaire. Elle subordonne l'exercice de ces pouvoirs d'investigation à une décision administrative. Elle conduit à ce que tous les éléments de preuve, quels qu'ils soient, présents dans ces lieux lui soient inaccessibles tant que cette autorisation n'a pas été délivrée. Elle est, par suite, contraire à la Constitution".
Mais cette censure n'interdit pas d'autres usages abusifs du secret défense. Ainsi, dans l'affaire dite des "frégates de Taïwan", les juges d'instruction souhaitaient avoir accès à des documents confidentiels, classés "secret défense" émanant des services des douanes. Cela aurait pu les éclairer sur les soupçons de versement des commissions à des intermédiaires chinois et taïwanais et sur d'éventuelles rétrocommissions à des personnalités françaises. Trois ministres des finances successifs, Laurent Fabius, Francis Mer et Thierry Breton, se sont opposés à la demande des juges.
Ces décisions ont fait obstacle à l'avancement de l'enquête pénale, qui s'est achevée par une ordonnance de non-lieu. Par la suite, un arbitrage a été rendu au bénéfice de Taïwan, car un article du contrat de vente interdisait toute commission et tout recours à un intermédiaire. Or la part de Thalès, chef de file du contrat, était de 27% et celle de la Direction des chantiers navals, entreprise publique dont l'intervention dans le contrat était garantie par l'Etat, de 73%. Sur les 630 millions d'euros infligés par le tribunal arbitral, 460 millions seront payés par le contribuable. Il faut lire attentivement la lettre rectificative au projet de loi de finances rectificative pour 2011 (pp. 52 et s.) pour apprendre que cela donnera lieu pour une moitié à l'annulation de crédits de la défense nationale, et pour l'autre moitié à des réductions plus ou moins importantes sur tous les autres budgets de l'Etat, y compris l'Eduction nationale, l'emploi et la lutte contre la pauvreté.
Une exception française
Comme l'a notamment dénoncé un rapport de Transparence International France, la classification "secret défense" n'est pas rigoureuse, particulièrement lorsqu'elle relève d'entreprises privées. Leur champ d'initiative est vaste en ce domaine, leur responsabilité mal définie et sans véritable contrôle. La solution de facilité, qui consiste à recouvrir du secret l'ensemble d'une opération commerciale, est souvent retenue.
Ensuite, la déclassification résulte entièrement d'une décision politique, non soumise à contrôle. Quand l'autorité judiciaire estime qu'une pièce classifiée est nécessaire à l'avancement d'une enquête, elle doit saisir le ministre compétent. Celui-ci saisit la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN), puis prend sa décision. L'avis étant consultatif, le ministre a toute latitude pour refuser.
Surtout, le refus de déclassifier n'est pas motivé. La CCSDN a proposé, dans son rapport d'activité pour les années 1998 à 2004, de motiver brièvement ses avis lorsqu'elle recommande de ne pas lever le secret. Même cette proposition minimaliste n'a pas été suivie.
Une telle situation est aberrante au regard de ce qui se passe dans d'autres grandes démocraties européennes.
Au Royaume-uni, les juges reconnaissent à l'administration un large privilège de rétention des informations, mais ils en contrôlent l'utilisation. Depuis un arrêt de 1968 (Convay c/ Rimmer, Chambre des Lords), la jurisprudence considère que les ministres ne sont pas les seuls juges de l'intérêt public, et qu'il appartient au tribunal d'arbitrer entre l'intérêt public mis en avant par le ministre et celui de la justice. Si la diffusion de l'information n'est pas de nature à occasionner un dommage (tort) substantiel, l'intérêt de la justice doit l'emporter.
En Allemagne, l'exécutif peut aussi refuser la production de documents dont la publicité pourrait porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat, par un certificat d'immunité au nom de l'intérêt public. Mais cette décision peut être contestée devant les juridictions administratives ou, dans le cadre d’un procès pénal, devant le juge pénal. Dans ce cas, le code de procédure pénale allemand impose au tribunal d’étendre l’instruction à tous les éléments décisifs pour la recherche de la vérité. Le tribunal contrôle la décision de refus de communiquer les informations classifiées et, s’il juge ce refus infondé, requiert la communication de ces documents.
En Italie, le Président du conseil des ministres est compétent pour déterminer si le secret défense peut être invoqué pour refuser à un juge la transmission d’une information classée secret d’État. Toutefois, si le juge souhaite disposer de documents pour lesquels le secret d’État lui est opposé et contester ce refus de transmission, il y a « conflit d’attribution entre les pouvoirs de l’État ». Le conflit est tranché par la Cour constitutionnelle, qui ne peut pas se voir opposer le secret.
En Espagne, la Cour suprême, dans un arrêt du 4 avril 1997, a opéré un contrôle sur le refus du Conseil des ministres de déclassifier des documents au cours d’une procédure judiciaire. Elle a affirmé à cette occasion la supériorité du principe de garantie effective des droits par la justice, accordé à tout citoyen par l’article 24 de la Constitution, sur le principe de la sécurité de l’État.
La situation de la France est ainsi tout à fait singulière. A qui profite le secret défense ? Pas seulement à la défense nationale...