mercredi 15 novembre 2023

L’affaire Dreyfus, un secret d’État de plomb (1ère partie)

 

« Le dossier ultra secret est comme le voile de Tanit: qui y touche périt. Si ce dossier est publié c’est la guerre  »

Clémenceau, Vers la réparation, 1899.


Notre projet est de retracer la confrontation décisive entre deux camps; les partisans du secret, de la raison d’État, qui doit primer sur toute autre considération car il en va du salut de la nation. En face, ceux qui estiment que rien ne doit supplanter la nécessité d’une justice impartiale qui ne peut accepter qu’un innocent soit condamné. À chaque épisode, nous verrons cette confrontation à l'œuvre, révélant les mécanismes d’une bureaucratie d’État dont les fraudes ont traumatisé le pays. Pendant 12 ans, la France voit au rythme de « l’Affaire », les révélations succéder aux mensonges, les parodies judiciaires confondues par le triomphe de la justice, les suicides et les tentatives d’assassinats.

Tout commence après le désastre militaire de 1870 qui laisse le pays en plein désarroi. Une profonde ferveur patriotique s’empare des esprits, il faut panser les plaies et préparer la « Revanche » contre l’allemand. La défaite, on l’explique par la trahison, la prolifération des espions boches qui ont sapé nos efforts. La xénophobie atteint toutes les couches de l’opinion publique, les noms d’origine allemande, les immigrés, les juifs sont autant de boucs émissaires. Ceux qui peuvent venger l’affront de cette défaite s’imposent alors, l’armée et ses chefs, « l’Arche sacrée » surnom de l’Etat-Major dont le prestige et l’autorité s’impose à tous.


Dans cette ambiance très particulière, l’arrestation et l’inculpation du capitaine Dreyfus, un des rares officiers juifs de l’Etat-Major, fait sensation. Ses protestations désespérées, la certitude de son innocence partagée par ses proches, vont faire de cette arrestation une affaire d’État, les responsables de l’armée multiplient les manœuvres, les trucages et les mensonges pour masquer ce qu’ils comprennent rapidement, ils ont inculpés et emprisonnés un innocent. La lâcheté de la classe politique s’explique par son souci  incapable de ne pas remettre en question ceux qui préparent la Revanche contre le prussien. Militaires et justice militaire jouent donc  à guichet fermé. Ainsi l’Affaire empoisonnera le pays pendant plus de dix ans,  le scindant en deux camps.

L’armée, composée majoritairement d’officiers conservateurs ou réactionnaires a plus de poids dans le pays que la classe politique républicaine affaiblie par les divisions. C’est pourquoi aucune loi n’a été prise pour démocratiser le recrutement et le fonctionnement de l’appareil militaire. Pourtant l’armée, chaque année, dispose d’une capacité d’intervention accrue dans la vie politique de la nation. Une loi votée en 1886 sur « la répression de l’espionnage » organise au profit des services spéciaux de l’armée, une surveillance générale de la population, grâce à l’instauration d’un fichier d’étranger suspects le « carnet B » et un éventail de sanctions contre l’espionnage. Au sein de l’État-Major, et ce depuis la défaite de 1870, s’est constitué une Section de statistiques, appellation volontairement neutre, pour centraliser et coordonner tout ce qui concerne la sécurité de l’État. La Section bénéficie de l’aide active du ministère de l'Intérieur et notamment de sa « police des chemins de fer », ancêtre de nos Renseignements généraux. La gendarmerie, organe de l’armée, joue également sur tout le territoire un rôle  de surveillance générale au profit de l’armée dont elle dépend. Ce dispositif de surveillance inédit porte rapidement ses fruits, démontrant que l’espionnage allemand n’était pas qu’une illusion destinée à masquer les causes véritables de notre défaite.

Les policiers qui acceptent de travailler pour les services secrets de l’armée sont ou bien officiellement détachés ou bien directement recrutés. Ils se caractérisent tous par une absence singulière de scrupules car chargés de missions peu ragoutantes avec lesquelles un officier ne veut pas se compromettre; filatures, interceptions de courrier, traitement d’ « honorables correspondants » peu honorables. Ce sont ces hommes qui vont surveiller la famille du capitaine Dreyfus et ses partisans. C’est le cas d’un certain Decrion qui avait été révoqué de la Sûreté pour avoir « découvert » une bombe à la gare du Nord qu’il avait lui-même posée. Après l’affaire Dreyfus, on découvrit qu’il espionnait au profit de l’Allemagne et il fut emprisonné. Et il ne fut pas le seul agent double découvert et condamné.[1] Malgré ces accidents de parcours, un certain nombre d’espions payés par l’Allemagne sont identifiés. Des employés et des sous-officiers ravitaillent l’Etat-Major allemand de notes confidentielles et de plans des fortifications de l’Est, les « plans directeurs.» De lourdes peines de prison les sanctionnent grâce aux nouvelles lois suppressives, le rôle de la Section de statistique s’en trouve renforcé, sachant qu’elle ne rend compte qu’au chef d’État-major et au ministre. De même, elle dispose librement des fonds secrets qui lui sont alloués, un privilège qui va favoriser plusieurs incidents.[2]

La redoutable Section de statistique

Il est impossible de retracer précisément l’activité de la Section car certains documents ont été détruits par crainte d’une occupation de Paris par les allemands en 1914. Dans les épaves qui subsistent, on retrouve le dossier du capitaine Vincent qui n’hésita pas à puiser dans la caisse noire du service pour financer la campagne présidentielle du ministre-général Boulanger. Il est rapidement limogé ce qui n'empêche pas la Section d’être considéré par la plupart des militaires comme occupé d’activités peu reluisantes. Un homme va tout faire pour redonner du prestige à la Section dont il prend la tête, il s’appelle Conrad Sandher et à le grade de Colonel. Il dirigera son service d’une main de fer de 1886 à 1895 en alsacien qui s’est battu et a été fait prisonnier pendant la guerre. C’est un patriote et même un nationaliste, un antisémite notoire, un homme pour qui la fin justifie tous les moyens. Et la fin c’est la lutte contre l’Allemagne et le renforcement de ce qu’il estime le fer de lance de cette lutte à savoir sa Section de statistique. C’est ainsi qu’il constitue en quelques années un État dans l’État, une véritable police parallèle qui n’a de compte à rendre à personne mais qui peut par contre monter une surveillance contre n’importe qui, y compris un ministre.

Au départ relativement technique et sécuritaire, la Section devient rapidement porteur d’un projet politique et moral bien particulier. Partant d’une lutte contre les menées étrangères, notamment allemandes, Sandher met en place une véritable croisade contre les maux censés mener la République à savoir le cosmopolitisme, l’homosexualité et l’influence des juifs. À l'intérieur de la Section, une solidarité de corps s’institue malgré les différends. Tous font bloc face à l’hostilité du reste de l’administration, tous sont persuadés d’être les gardiens de la sécurité de l’État. Et cela leur permet d’agir comme plus puissants que n’importe quelle autre institution publique puisqu'ils sont censés en surveiller le patriotisme. Pour mieux justifier son rôle, la Section diffuse très régulièrement des bulletins de renseignements très appréciés à l'Elysée et dans les ministères régaliens.

La Section a développé au fil des années un solide réseau de correspondants au ministère de l'Intérieur, à la Préfecture de police mis souvent à contribution pour effectuer filatures et enquêtes. De même se met en place une véritable infiltration des ambassades étrangères à Paris grâce à des domestiques, des valets de chambres, des secrétaires qui se font embaucher. Sont ainsi sous contrôle les ambassades d’Allemagne, d’Autriche, d’Espagne, d’Angleterre, d’Italie et sans doute d’autres pays. Cette activité est évidemment la plus secrète du service et c’est là que naît l’affaire Dreyfus. Secret des secrets, Sandher monte un travail d’intoxication des services d’espionnage des puissances étrangères, manipulant des agents doubles qu’il alimente en faux documents qui sont fournis à l’ennemi. Et, on le sait, il est particulièrement délicat de fabriquer ces faux car il a un double risque ou bien de se faire démasquer, ou bien de donner de véritables informations stratégiques. Les agents doubles touchent également des sommes rondelettes des pays qu’ils intoxiquent et Sandher en profite pour en récupérer discrètement ces fonds, caisse noire en plus des fonds secrets. Une partie de ces sommes ont elle été détournées, la Cour de cassation a évoqué l’hypothèse sans s’appesantir malgré plusieurs documents accablants. Autant d'éléments qui expliquent pourquoi et comment le ministère de la Guerre a tout fait pour que, avec l’affaire Dreyfus, rien n’apparaisse qui puisse mettre en cause des pratiques honteuses et illégales. Loew, le président de la Cour de cassation, chargé de juger Dreyfus e, dernière instance, eut des mots terribles pour qualifier le secret oppressant qui protège l’armée:

« Aucune manifestation d’incrédulité ou de doute n’était tolérée dans les milieux militaires, et de rigoureuses pénalités disciplinaires frappaient immédiatement toute parole imprudemment indépendante. La crainte des chefs, la préoccupation de déplaire, le sentiment de l’obéissance avaient rapidement fait planer, d’un bout à l’autre du pays, une véritable terreur sur la pensée de l’armée, et par elle sur le pays tout entier.  »

 

Joseph Reinach, auteur de l’Histoire de l’Affaire Dreyfus, dans un style très libre résume en une phrase le petit monde des services secrets de l’armée révélée par l’aboutissement de l’Affaire Dreyfus

« [...] tout un monde bizarre d’espions occasionnels, joueurs décavés, femmes déclassées, [qui] dérobait des lettres, recueillait des bruits, propos de salon ou d’antichambre, d'alcôve ou de cuisine, que le service [de renseignements] payait très cher, crédule et souvent mystifié. »

 

Livrée à elle-même, sans contrôle de sa hiérarchie, protégée par un secret d’État derrière lequel toutes les dérives sont possibles, la Section de statistiques devient au fil des ans un organisme néfaste et dangereux pour la République.

« Son grand vice, c’était ses procédés d’agence louche, les basses mœurs policières où elle habituait un trop grand nombre d’officiers, déformant leurs cerveaux, les familiarisant avec le mensonge et des ruses indignes de l’uniforme. »[3]

 

D’après Edmond Lajoux, agent de contre-espionnage chargé d’intoxiquer l’espionnage allemand à Bruxelles, l’ambiance changea complètement avec l’Affaire avant laquelle dans les bureaux la discrétion et le recueillement étaient constant. Tous les officiers donnent leur avis, se chamaillent, s’espionnent mutuellement, « les abeilles se sont changées en frelon. » Le commandement Henry, à l’abri derrière son bureau et sa légion d’honneur, demande son avis à chacun. Son majordome, l’ancien travailleur algérien Bachir, lui fait passer toutes les informations qu’on veut mettre sous ses yeux. Ce fidèle serviteur sera retrouvé un matin mort sur sa couchette du ministère, une mort peu naturelle.[4] C’est donc une administration militaire particulièrement défaillante qui va instruire l’Affaire. Faux et usage de faux commis tous les jours, corruption, omnipotence d’un secret absolu, tout est en place pour favoriser abus et injustices.

L’inculpation de Dreyfus est liée à l’activité de surveillance des ambassades étrangères. Depuis plusieurs années une femme de ménage, madame Bastian, assure le ménage de l’ambassade et récupère systématiquement les papiers jetés dans les corbeilles des bureaux. Elle remet ses trouvailles sous forme de carnets à son officier traitant et ce dans une église du quartier Sainte Clotilde. C’est ainsi qu’en 1892, elle récupère dans la corbeille de l’attaché militaire allemand des papiers déchirés qui permettent à la Section de statistiques d’identifier un commis de la marine qui espionnait pour le Kaiser. L’homme, un nommé Creiher, est inculpé et lourdement condamné. C’est encore madame Bastian, pseudonyme Auguste, qui récupère dans la même corbeille le bordereau utilisé comme pièce à conviction contre Dreyfus. Cette découverte, analysée par Henry, aboutit à la décision d'arrêter Dreyfus.

 


[1] A.N. BB18 6083

[2] Sébastien Courent, Politique de l’ombre, Fayard

[3] Joseph Reinach, Histoire de l’Affaire Dreyfus, 1901.

[4] Edmond Lajoux, Mes souvenirs d’espionnage, Fayard, 1905.

lundi 13 novembre 2023

L’affaire Dreyfus, un secret d’État de plomb (2ème partie)

 Dreyfus accusé 

Le 13 octobre 1894, le capitaine Dreyfus est convoqué à l’Etat-Major rue Saint Dominique où le commandant du Paty l’accuse de crime de haute trahison. Dreyfus, abasourdi, proteste alors que du Paty lui montre un revolver chargé posé sur son bureau. Dreyfus qui voit l’arme lui dit: « Je suis innocent. Tuez-moi si vous voulez. Et Paty de répliquer: « Ce n’est pas à nous, c’est à vous de le faire. »[1] Commence alors pour le capitaine un épouvantable calvaire, mis au secret, subissant de véritables tortures morales visant à le faire avouer ou à le pousser au suicide. Comprenant que cet acte serait interprété comme la preuve de sa culpabilité, Dreyfus décide de vivre malgré tous les sévices qu’il subit et de se défendre avec l'énergie d’un innocent injustement accusé, pour sa femme et ses enfants. Ce n’est que le 4 décembre que le secret de l’instruction est levé et que le capitaine apprend dans sa cellule du Cherche Midi qu’il sera renvoyé au Conseil de guerre. Et c’est la Section de statistiques du ministère de la Guerre qui prépare le dossier d’accusation. Et ce n’est pas une bonne nouvelle quand on connaît l’histoire de cette administration.

Une série de documents antidatés, fabriqués, assortis de commentaires partiaux sont fabriqués par le commandant Henry de la Section de statistiques. L’homme a une solide expérience dans la réalisation de faux documents destinés à intoxiquer les espions ennemis. C’est ce « dossier secret » qui devra  être communiqué aux juges militaires rassemblés dans la salle des délibérés sans que les défenseurs de Dreyfus en aient connaissance sous le prétexte fallacieux  qu’il contient des informations très secrètes. On comprend là que Mercier y gagne son surnom de « criminel en chef » qui le poursuivit jusqu’à sa mort. Dans le même temps, Mercier intoxique le président de la République et celui du Conseil avec une grande habileté. Sa liberté d’action est complète, personne ne remet en cause ce qui paraît être sa conviction intime. Mercier est un ministre intelligent et très ambitieux. Considéré comme républicain, il voit en l’Affaire Dreyfus une occasion de briller, de montrer son intransigeance et se verrait d’ailleurs bien président de la République. Pour mieux enfoncer Dreyfus, il abreuve la presse nationaliste déchainée de bobards et de propos antisémites.

 Pourtant rien ne se passe comme prévu, le prisonnier Dreyfus survit au traitement inhumain qu’il subit, animé par sa volonté farouche de faire triompher son innocence. Plus grave encore, les preuves de la culpabilité de Dreyfus sont largement insuffisantes pour obtenir sa condamnation devant un tribunal, même militaire. Son seul espoir c’est le « dossier secret ». Dans un premier temps, Mercier fait imposer le huis clos pour le procès, malgré les protestations indignées de la défense, prétextant que l’exposition publique de certains procédés de contre-espionnage pourrait susciter l’émoi de puissances étrangères, adversaires de la France. Un argument qui ne convainc personne, sauf la presse nationaliste. Profitant du huis clos, le commandant Henry désigne Dreyfus et s’exclame: « Le traître, le voici », ce dernier bondit et proteste. Son avocat maître Demange lui demande de nommer sa source. D’un geste brusque, Henry frappe son képi: « Il y a des secrets dans la tête d’un officier que son képi doit ignorer ». Le procès commence à ressembler à une cérémonie de l'Inquisition où, malgré le secret de l’enquête et l’anonymat des témoins, il ne reste plus à l’accusé qu’à avouer. Mais, bien entendu, le moment décisif du premier procès de décembre 1894, c’est celui où on communique secrètement aux jurés une enveloppe scellée contenant le « dossier secret », les faux habilement préparés dont une pièce « irréfutable » qui mentionne : « Cette canaille de D. »  Les jurés militaires ont aussi en mémoire la déclaration de leur ministre qui, violant la légalité, a déclaré le 28 novembre au Figaro: « La culpabilité est absolue, certaine. » Les juges militaires à l’unanimité déclarent Dreyfus coupable, le condamnent à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée et à la dégradation militaire.

Une nouvelle fois, Dreyfus songe au suicide avant de se raviser, obsédé par l’idée de prouver à sa femme et à ses enfants son innocence. Le général Mercier qui comprend le danger que représente ce coupable qui a toutes les apparences d’un innocent, décide d’employer les grands moyens. Son rêve, c’est que la mort de Dreyfus par maladie ou par suicide mette un terme à une affaire de plus en plus délicate. Il obtient du gouvernement qu’une loi soit votée par le Parlement autorisant l’utilisation des îles du Salut au large de la Guyane, comme enceinte pénitentiaire. L'îlot choisi a déjà été utilisé comme mouroir pour lépreux, c’est un lieu est particulièrement insalubre. L’action combinée du climat, des maladies et des conditions de détention ultra rigoureuses prévues, tout cela devrait suffire pour limiter la survie d’un coupable bien embarrassant. C’est ce qu’on appelle dans l’argot du bagne « la guillotine sèche ». Enchaîné chaque nuit, enfermé dans une case entourée d’un mur de planche, Dreyfus survit difficilement alors qu’à Paris les preuves de son innocence se multiplient. C’est d’abord le commandant Henry qui reconnaît avoir fabriqué une fausse lettre pour mieux incriminer Dreyfus. A t’il agit sur les ordres de Mercier? La réponse ne viendra pas puisqu’il se « suicide » le lendemain dans la cellule où il a été incarcéré.

Pour le frère de Dreyfus, Matthieu, il y a urgence, un innocent risque de mourir en détention  avant même qu’il puisse être réhabilité. Il multiplie les démarches et demande à une de ses connaissances, l’ancien médecin du président de la République Felix Faure, de solliciter une audience. Le docteur Gilbert obtient du Président une confidence bouleversante. La condamnation de Dreyfus a été obtenue grâce à un dossier secret communiqué aux jurés militaires sans que Dreyfus et sa défense l’ait su et ce pour raison d’État. Une confirmation est apportée par un article du journal l’Éclair qui révèle la forfaiture du procès de 1894.[2] Au même moment, le colonel Picquart qui a pris la direction du Service de statistiques découvre les agissements suspects d’un officier supérieur, Esterhazy, qu’il soupçonne de renseigner l’Allemagne et d’être l’auteur du bordereau qui a fait condamner Dreyfus. Quand il se confie à son supérieur, le colonel Gonse, il comprend que l’étau du secret n’est pas près de se dénouer, l’existence même de la Section est en jeu et le ministre joue sa place. Peu importe pour Gonse que Dreyfus croupisse dans sa hutte du bout du monde, il interpelle Picquart: «que peut vous faire que ce juif reste à l’île du Diable? ». Picquart réplique, accablé « Mais puisqu’il est innocent » et Gonse de répliquer avec la tranquillité de celui qui se considère comme un grand serviteur de l’État: « Il est possible que Dreyfus soit innocent mais celà ne fait rien. Ce ne sont pas des considérations qui doivent entrer en ligne de compte ». Picquart indigné éclate: « Ce que vous dites là est abominable, je ne sais pas ce que je ferai, en tout cas, je n’emporterai pas ce secret dans la tombe. »[3]

Deux camps s’affrontent




Désormais l’enjeu est clair, il ne s’agit plus de l’innocence de Dreyfus mais d’un dilemme beaucoup plus fondamental. D’un côté ceux qui pensent que la justice, l’Armée, la République, ne peuvent pas se permettre de maintenir en prison un officier innocent. De l’autre ceux qui estiment que la raison d’État ne peut pas supporter la révélation de la vérité. Les révélations sur les manœuvres de l’Etat-Major porteraient un coup au moral de l’armée et de la nation, la levée sur le secret qu’entourent les opérations d'espionnage des ambassades pourrait déclencher des tensions diplomatiques, voire une guerre, des précédents existent. Le secret inavouable lié à la condamnation inique de Dreyfus ne peut être levé sans que les secrets de l’État- Major soient mis sur la place publique avec des conséquences imprévisibles et en tout cas catastrophiques.

Tout cela Picquart l’a parfaitement compris. Si l’armée n’a pas le courage d’assumer sa responsabilité et de tirer les leçons d’une injustice fabriquée, si ce sont les intellectuels et la justice qui révèlent les fraudes liées à l’Affaire, le scandale sera terrible. L’armée sera considérablement affaiblie, son prestige atteint, sa crédibilité entachée. C’est pourquoi Picquart se bat comme un lion en vain, il est éloigné et enfin emprisonné par ses collègues. Ce sont donc  les soutiens de Dreyfus qui vont découvrir la vérité. Jean Jaurès, un des premiers, comprend vite que l’omniprésence du secret empêche toute évaluation de la culpabilité du capitaine et brocarde un État- Major qui s’entoure de mystère pour paraître redoutable et prestigieux et n’hésite pas à juger et à condamner à huis clos « l’Armée devient la redoutable Idole, retirée dans la justice secrète comme en un sanctuaire et sacrifiant sans contrôle qui il lui plaît. »[4] et de conclure que le plus haut intérêt de l’État est que la France sache ce que fait son armée même et surtout quand elle se trompe.

Malgré la condamnation de Zola, son procès où s’illustre son défenseur maître Labori, permet à tous les observateurs de vérifier la faiblesse dramatique des accusations de l’État - Major. A une question précise et embarrassante de la défense, du Paty de Clam se borne à répliquer: « C’est ici monsieur le Président, que je demande à me taire. Je ne puis rien révéler; cela touche à l’honneur d’une famille, à la mémoire d’un mort. Labori s’agace de la fréquence avec laquelle les témoins de l’accusation refusent de s’expliquer: « On évoque le secret professionnel! Quand cela ne tient pas debout, on évoque le secret d’État! Et puis quand on n’a ni secret professionnel, ni secret d’État, ni huis clos à évoquer, on évoque le secret privé ! »

La vérité triomphe du secret

 L’ampleur du scandale et la violence des débats amène la Chambre criminelle de la Cour de cassation décide d’engager une procédure de révision afin d’accomplir une mission qu’elle qualifie de délicate: « Mettre la vérité en évidence. » Un second procès est programmé.

Ministre de la Guerre en 1896, le général Billot se dépense sans compter pour camoufler toutes les preuves de l’innocence de Dreyfus. Son adjoint le général Gonse lutte vraiment pour bloquer une révision du procès de 1894 avec comme principal argument que « de vulgaires gens » pourraient profiter de l’occasion pour « accuser les grands chefs de tripoter avec les fonds secrets. » Malgré leurs efforts, devant la Cour de cassation Picquart révéla plus tard que le général Billot avait prélevé indûment 100.000 francs sur les fonds secrets du service.

Mais nous n’en sommes pas encore là, et la presse nationaliste et xénophobe, se déchaine une nouvelle fois pour, par ses insinuations et ses caricatures, accabler l’accusé.

Pour ce second procès, la Section a fabriqué un « grand dossier secret » qui tient dans une grande malle d’osier trainé devant les juges par deux soldats. Des manœuvres qui, une nouvelle fois, sont dénoncées. Les défenseurs de Dreyfus, pour beaucoup à l’université et parmi les intellectuels, développent leurs arguments et critiquent la logique du secret d’État et les déraisons de la raison d’État. Pour Jaurès, le droit de tous est menacé quand celui d’un seul est gelé et Clemenceau dans le même esprit « l’illégalité est une forme d'iniquité.»

Le professeur Ferdinand Buisson publie une déclaration solennelle où il qualifie de dilemme abominable le choix entre sacrifier la justice à la patrie ou la patrie à la justice: « Les deux idées n’en font qu’une, blesser l’une c’est blesser l’autre.» Un de ses collègues Gaston Paris s’inquiète du risque de revenir aux temps de Philippe le Bel où le roi organisait lui-même les procès pour se garantir du verdict qu’il souhaitait. Le procès d’Emile Zola, celui d'Esterhazy, l’arrêt de la Cour de cassation, sont autant de raisons pour Dreyfus d'espérer que le procès qui se tient à Rennes en août 1899 lui soit favorable. Pourtant le Conseil de guerre commence par décider le huis clos. La veille du jour où Labori, bouillant avocat de Dreyfus, doit mener un contre interrogatoire serré du général Mercier qui s’est distingué par une déclaration confuse, un événement dramatique se produit, un homme tire une balle dans le dos de l’avocat avant de s’enfuir. Il ne sera jamais retrouvé, mais, par chance, le projectile n’a touché aucun organe vital. Le procès continue, les témoins de l’Etat-Major s’acharnent à prouver la culpabilité de Dreyfus, multipliant les commentaires injurieux. Quand la défense leur demande des précisions factuelles, ils se réfugient derrière leur fonction.

Une fois de plus, le secret va servir à camoufler la vérité et à faire condamner un innocent. Il y a pourtant deux jurés pour ne pas se soumettre, Dreyfus n’est donc pas condamné à l’unanimité et on lui reconnaît des circonstances atténuantes. Après ce verdict, le rédacteur en chef du journal « Le Patriote » titre « Vers la victoire » donnant franchement la position  du ministère de la Guerre. « Pour ces soldats, la question posée n’était point celle de l’innocence ou de la culpabilité de Dreyfus. Il s’agissait d’abord de ne pas donner tort aux chefs infaillibles qui avaient prouvé la culpabilité de Dreyfus par le faux, le mensonge et la forfaiture.»

Pourtant, peu après le président de la République utilise son droit de grâce et Dreyfus retrouve sa liberté. À la demande du gouvernement, l’armée déclenche une enquête interne qui révèle de nombreux manquements et les preuves de la fabrication de faux.

La justice, excédée face à ces incuries, décide de recevoir la demande de révision de Dreyfus et charge sa Chambre d’accusation de reprendre toute la procédure dans son intégralité. L'intégralité des archives existant dans les différents ministères est récupérée, toutes les personnes mêlées de près et de loin à l’Affaire sont interrogées. Un immense travail est accompli de mars 1904 à juin 1906. Plaidant devant la Cour de cassation, Monard, avocat de Dreyfus développe son argumentation pendant trois jours emportant la conviction des juges déjà convaincus par les investigations qu’ils ont menées. Le 12 juillet 1906, le premier président Ballot-Beaupré entouré des présidents des trois chambres se lève: massif, déjà âgé, couvert d’hermine, il maîtrise nul son émotion quand il prononce un verdict qui clôt définitivement l’Affaire: « Attendu en dernière analyse que de l’accusation portée contre Dreyfus rien ne reste debout, et que l’annulation du jugement du Conseil de guerre ne laisse rien subsister qui puisse, à sa charge, être qualifié crime ou délit, … »

Le capitaine Dreyfus est rendu à sa famille, la justice et l’université sortent grandis de l’épreuve, l’armée se voit retirer l’activité de contre-espionnage au profit du ministère de l'Intérieur. Mais les ennemis de Dreyfus n’ont pas désarmé. Le 4 juin 1908, un militant de l’Action Française, Louis Gregori, tire deux coups de feu à bout portant sur Dreyfus. Ce dernier, qui s’est protégé de son bras, n’est que légèrement blessé.

Grégori est arrêté et inculpé de tentative d’assassinat avec préméditation. La presse nationaliste se déchaine, fait de l’inculpé un héros qui veut rétablir la justice et faire subir à Dreyfus le châtiment qu’il mérite. À l’ouverture du procès et à la surprise générale, l’avocat général abandonne la qualification de tentative d’homicide. Les jurés, après délibérations, acquittent Gregori qui est porté en triomphe par ses partisans. Pour les antidreyfusards, ce verdict est une revanche après le procès de la Cour de cassation. Si Gregori est innocent, c’est donc que Dreyfus est coupable. On n’en finira jamais avec cette histoire!



[1] Joseph Reinach, Histoire de l’Affaire Dreyfus, 1901.

[2] Jean-Denis Bredin, L’Affaire.

[3] ibid.

[4] Jean Jaurès, La Lettre République, 27 novembre 1897.

lundi 28 mai 2018

mercredi 2 mai 2018

Le Canard Enchaîné et Conversations secrètes

Rédigé par Jean-François Juliard et publié le 2 mai 2018.

Le Point et Conversations secrètes


Quand Vichy espionnait les Français
Les archives du service chargé de la surveillance de la population montrent que le zèle des fonctionnaires suppléait à ses techniques plutôt rudimentaires.

Publié le 28/04/2018 à 11:00 | Le Point.fr

René Bousquet a pris le contrôle du SCT qui se développe et auquel il « consacre tous ses efforts à perfectionner un outil policier dont la composante technique est aussi importante que l’organisation administrative », écrit l'auteur. Image d'illustration.
© AFP/ -

Le journaliste et historien spécialiste des systèmes de communication Antoine Lefébure fouille et analyse depuis des années un outil de surveillance exceptionnel de la population mis en œuvre durant la Deuxième Guerre mondiale, le Service de contrôle technique (SCT). Il fonctionnait déjà sous la IIIe République, pour espionner les correspondances postales et les communications téléphoniques des Français, mais le régime de Vichy l'avait étoffé.
Le service, qui dépendait originellement du ministère de la Guerre, fut transféré à celui de l'Intérieur. De 1940 jusqu'à la prise de contrôle de cette organisation par les Allemands en 1944, ce sont plus de 5 000 fonctionnaires qui ont passé leurs journées à épier leurs concitoyens, mais pas seulement : le régime de Vichy surveillait les communications allemandes, tandis que les troupes d'occupation espionnaient tout le monde, d'abord dans la zone occupée, puis également dans la zone libre, après son invasion en novembre 1942 !
La population, pas dupe, ne se fait aucune illusion sur les violations du secret de la correspondance, qui s'accompagnent, parfois, de vols dans les colis. Marthe, de Lyon, écrit à ses parents le 5 mars 1940, dans un courrier évidemment intercepté, pour protester contre les vols de tabac : « Que ces messieurs les postiers lisent ma prose, je m'en frictionne les clavicules avec des pattes de homard en éventail, mais qu'ils fauchent des paquets de trèfle, j'en suis outrée. »
Surveillance générale
La chasse aux juifs réfugiés dans la zone sud est une activité prioritaire pour le régime de Vichy. Le SCT est d'une curiosité maladive, bien peu de suspects échappent à ses regards. Un nom, une activité professionnelle, des relations sont autant d'indices dont se saisit la froide mécanique de la surveillance. Les juifs « identifiés sont étroitement surveillés, leurs correspondances systématiquement ouvertes. Le censeur note soigneusement les nom et adresse des destinataires, ce qui permet à la police d'identifier ses futures proies », note l'auteur. Anonymes et personnalités, tout le monde est surveillé.
Ayant eu accès aux archives déclassifiées par François Hollande en 2015, Lefébure rappelle le rôle de René Bousquet qui est, à la fin de 1942, avec Pierre Laval, « l'homme le plus puissant de France ». Il a pris le contrôle du SCT qui se développe et auquel il « consacre tous ses efforts à perfectionner un outil policier dont la composante technique est aussi importante que l'organisation administrative ».
Raison d'État

Antoine Lefébure, Conversations secrètes sous l’Occupation, Tallandier, 380 pages, 22,50 euros.
Un ancien fonctionnaire du service de contrôle technique a expliqué à l'auteur sa perception de ces actions illégales, accomplies au nom de la raison d'État : « Il s'agissait d'informer les plus hautes autorités du pays, confronté à une situation grave. Dans ces cas-là, l'État est bien obligé de ne pas respecter la loi, y compris celle protégeant le secret postal. Les intérêts supérieurs du pays, sa sécurité sont menacés et l'État doit prendre toutes les mesures pour ne pas être pris par surprise. C'est tout simplement de la légitime défense. Dans ce genre de circonstances, personne ne peut être choqué de voir les serviteurs de l'État de salir les mains. »
Après la Libération, le service resurgira de ses cendres et il poursuivra ses activités « certes de manière plus limitée mais avec le même souci de garder le secret le plus complet ».

samedi 14 avril 2018

Révélations sur Vichy et l'Occupation

Saviez-vous que durant l’Occupation, les Français étaient sous haute surveillance ? Le courrier était ouvert et les communications téléphoniques écoutées systématiquement.
Si de telles mesures ne sont pas envisageables de nos jours, à l’époque de la Seconde Guerre Mondiale le gouvernement ne s’est pas privé de le faire tant il lui paraissait important d’avoir  connaissance de ce qui se tramait. L’organisme chargé des écoutes s’appelle SCT, Service des Contrôles Techniques, sa mission et sa constitution sont ultra secrètes. Chaque mois des milliers de lettres sont dépouillées et les conversations téléphoniques retranscrites. La défaite ne met pas fin à ses activités, bien au contraire, Pétain, soucieux de connaître l’état d’esprit des habitants de la zone libre déploie le service dans tous les départements sous son autorité.
Rapidement, cet organe ultrasecret de surveillance sert à des fins policières : identifier les dissidents, repérer les ennemis de l’Etat et faire la chasse aux juifs. 5000 fonctionnaires tenus au secret travaillent dans l’ombre pour fournir quotidiennement aux dirigeants des rapports sur ce qui se dit et s’organise.
A la tête du SCT on trouve Laval et son maître d’œuvre Bousquet qui se servent d’une simple phrase dans une lettre ou d’un coup de téléphone imprudent pour diligenter enquêtes et coups de filet. Bousquet, haut fonctionnaire de police depuis 1936, féru de modernité, utilise à plein régime fichiers et interceptions pour éteindre toute dissidence. La révélation de ce livre, c’est bel et bien Bousquet qui conçoit et réalise le « Fichier S » des individus dangereux pour la sûreté de l’Etat.
Autre secret bien gardé jusqu’à aujourd’hui, la collaboration des services de Vichy avec les Allemands dans ce domaine car les interceptions, tout comme les interrogatoires de police, sont régulièrement communiqués à l’occupant.
Une dernière question se pose alors. Comment un organisme aussi actif et stratégique a-t-il pu rester secret si longtemps ? La réponse tient en quelques mots : à la Libération, les autorités gaullistes reprennent à leur compte toute l’activité du SCT, mettant de côté 3 responsables trop proches de Laval et procédant à de nouvelles embauches. C’est pourquoi les ravages faits par ce service ne furent jamais évoqués lors du procès de Bousquet ni lors d’autres procédures. Aux historiens qui s’interrogeaient à partir de quelques archives disponibles, il était expliqué qu’il s’agissait d’un organisme public de sondage, une Sofres avant l’heure. Ce n’est qu’aujourd’hui que la vérité peut être établie, Vichy a conçu et réalisé un système de surveillance massive comme il n’en avait jamais existé.
Toutes ces copies de lettres et de conversations retrouvées aux Archives sont un trésor pour l’historien qui suit au jour le jour, les drames causés par la répression, par l’éloignement des prisonniers, par les difficultés du ravitaillement, par l’angoisse de se faire repérer. Les variations d’une opinion publique traumatisée et déboussolée sont manifestes dans ces milliers de documents où l’on voit les correspondants s’épancher sans imaginer qu’ils seront lus par des fonctionnaires sans état d’âme.

Cet ouvrage a été rendu possible par l’ouverture en 2015 des archives de la période 39-45. Après un an de travail dans différents fonds d’archives j’ai pu reconstituer l’activité des services secrets français. Ce livre est à la fois une enquête sur les services secrets pendant la guerre et un journal au quotidien de la vie de ces Français dans l’épreuve.

Conversations secrètes sous l'Occupation, Antoine Lefébure, Tallandier, février 2018.

REVUE DE PRESSE :
- Sept.info
- Thucydide

vendredi 13 avril 2018

RCF et Conversations secrètes sous l'Occupation

Lundi 16 avril à 21 heures diffusion de l'émission : La France et ses secrets.


A travers le dépouillement des écoutes du régime de Vichy, créateur du fameux fichier S toujours en activité, à travers la biographie d'Alexandre de Marenches, qui a dirigé nos services secrets, et enfin à travers l'analyse de la diplomatie française durant la guerre froide, trois historiens retracent le secrets de la France, d'hier à aujourd'hui.