« Le dossier ultra secret est comme le voile de Tanit: qui y
touche périt. Si ce dossier est publié c’est la guerre »
Clémenceau, Vers la
réparation, 1899.
Notre
projet est de retracer la confrontation décisive entre deux camps; les
partisans du secret, de la raison d’État, qui doit primer sur toute autre
considération car il en va du salut de la nation. En face, ceux qui estiment
que rien ne doit supplanter la nécessité d’une justice impartiale qui ne peut
accepter qu’un innocent soit condamné. À chaque épisode, nous verrons cette
confrontation à l'œuvre, révélant les mécanismes d’une bureaucratie d’État dont
les fraudes ont traumatisé le pays. Pendant 12 ans, la France voit au rythme de
« l’Affaire », les révélations succéder aux mensonges, les parodies judiciaires
confondues par le triomphe de la justice, les suicides et les tentatives
d’assassinats.
Tout commence après le désastre militaire de 1870 qui laisse le pays en plein désarroi. Une profonde ferveur patriotique s’empare des esprits, il faut panser les plaies et préparer la « Revanche » contre l’allemand. La défaite, on l’explique par la trahison, la prolifération des espions boches qui ont sapé nos efforts. La xénophobie atteint toutes les couches de l’opinion publique, les noms d’origine allemande, les immigrés, les juifs sont autant de boucs émissaires. Ceux qui peuvent venger l’affront de cette défaite s’imposent alors, l’armée et ses chefs, « l’Arche sacrée » surnom de l’Etat-Major dont le prestige et l’autorité s’impose à tous.
Dans
cette ambiance très particulière, l’arrestation et l’inculpation du capitaine
Dreyfus, un des rares officiers juifs de l’Etat-Major, fait sensation. Ses
protestations désespérées, la certitude de son innocence partagée par ses
proches, vont faire de cette arrestation une affaire d’État, les responsables
de l’armée multiplient les manœuvres, les trucages et les mensonges pour
masquer ce qu’ils comprennent rapidement, ils ont inculpés et emprisonnés un
innocent. La lâcheté de la classe politique s’explique par son souci incapable de ne pas remettre en question ceux qui
préparent la Revanche contre le prussien. Militaires et justice militaire
jouent donc à guichet fermé. Ainsi l’Affaire
empoisonnera le pays pendant plus de dix ans,
le scindant en deux camps.
L’armée,
composée majoritairement d’officiers conservateurs ou réactionnaires a plus de
poids dans le pays que la classe politique républicaine affaiblie par les
divisions. C’est pourquoi aucune loi n’a été prise pour démocratiser le
recrutement et le fonctionnement de l’appareil militaire. Pourtant l’armée,
chaque année, dispose d’une capacité d’intervention accrue dans la vie
politique de la nation. Une loi votée en 1886 sur « la répression de
l’espionnage » organise au profit des services spéciaux de l’armée, une
surveillance générale de la population, grâce à l’instauration d’un fichier
d’étranger suspects le « carnet B » et un éventail de sanctions contre
l’espionnage. Au sein de l’État-Major, et ce depuis la défaite de 1870, s’est
constitué une Section de statistiques, appellation volontairement neutre, pour
centraliser et coordonner tout ce qui concerne la sécurité de l’État. La
Section bénéficie de l’aide active du ministère de l'Intérieur et notamment de
sa « police des chemins de fer », ancêtre de nos Renseignements généraux. La
gendarmerie, organe de l’armée, joue également sur tout le territoire un
rôle de surveillance générale au profit
de l’armée dont elle dépend. Ce dispositif de surveillance inédit porte
rapidement ses fruits, démontrant que l’espionnage allemand n’était pas qu’une
illusion destinée à masquer les causes véritables de notre défaite.
Les
policiers qui acceptent de travailler pour les services secrets de l’armée sont
ou bien officiellement détachés ou bien directement recrutés. Ils se
caractérisent tous par une absence singulière de scrupules car chargés de
missions peu ragoutantes avec lesquelles un officier ne veut pas se
compromettre; filatures, interceptions de courrier, traitement d’ « honorables
correspondants » peu honorables. Ce sont ces hommes qui vont surveiller la
famille du capitaine Dreyfus et ses partisans. C’est le cas d’un certain
Decrion qui avait été révoqué de la Sûreté pour avoir « découvert » une bombe à
la gare du Nord qu’il avait lui-même posée. Après l’affaire Dreyfus, on
découvrit qu’il espionnait au profit de l’Allemagne et il fut emprisonné. Et il
ne fut pas le seul agent double découvert et condamné.[1] Malgré ces accidents de
parcours, un certain nombre d’espions payés par l’Allemagne sont identifiés.
Des employés et des sous-officiers ravitaillent l’Etat-Major allemand de notes
confidentielles et de plans des fortifications de l’Est, les « plans directeurs.»
De lourdes peines de prison les sanctionnent grâce aux nouvelles lois
suppressives, le rôle de la Section de statistique s’en trouve renforcé,
sachant qu’elle ne rend compte qu’au chef d’État-major et au ministre. De même,
elle dispose librement des fonds secrets qui lui sont alloués, un privilège qui
va favoriser plusieurs incidents.[2]
La
redoutable Section de statistique
Il
est impossible de retracer précisément l’activité de la Section car certains
documents ont été détruits par crainte d’une occupation de Paris par les
allemands en 1914. Dans les épaves qui subsistent, on retrouve le dossier du
capitaine Vincent qui n’hésita pas à puiser dans la caisse noire du service
pour financer la campagne présidentielle du ministre-général Boulanger. Il est
rapidement limogé ce qui n'empêche pas la Section d’être considéré par la
plupart des militaires comme occupé d’activités peu reluisantes. Un homme va
tout faire pour redonner du prestige à la Section dont il prend la tête, il s’appelle
Conrad Sandher et à le grade de Colonel. Il dirigera son service d’une main de
fer de 1886 à 1895 en alsacien qui s’est battu et a été fait prisonnier pendant
la guerre. C’est un patriote et même un nationaliste, un antisémite notoire, un
homme pour qui la fin justifie tous les moyens. Et la fin c’est la lutte contre
l’Allemagne et le renforcement de ce qu’il estime le fer de lance de cette
lutte à savoir sa Section de statistique. C’est ainsi qu’il constitue en
quelques années un État dans l’État, une véritable police parallèle qui n’a de
compte à rendre à personne mais qui peut par contre monter une surveillance
contre n’importe qui, y compris un ministre.
Au
départ relativement technique et sécuritaire, la Section devient rapidement
porteur d’un projet politique et moral bien particulier. Partant d’une lutte
contre les menées étrangères, notamment allemandes, Sandher met en place une
véritable croisade contre les maux censés mener la République à savoir le
cosmopolitisme, l’homosexualité et l’influence des juifs. À l'intérieur de la
Section, une solidarité de corps s’institue malgré les différends. Tous font
bloc face à l’hostilité du reste de l’administration, tous sont persuadés
d’être les gardiens de la sécurité de l’État. Et cela leur permet d’agir comme
plus puissants que n’importe quelle autre institution publique puisqu'ils sont
censés en surveiller le patriotisme. Pour mieux justifier son rôle, la Section
diffuse très régulièrement des bulletins de renseignements très appréciés à
l'Elysée et dans les ministères régaliens.
La
Section a développé au fil des années un solide réseau de correspondants au
ministère de l'Intérieur, à la Préfecture de police mis souvent à contribution
pour effectuer filatures et enquêtes. De même se met en place une véritable
infiltration des ambassades étrangères à Paris grâce à des domestiques, des
valets de chambres, des secrétaires qui se font embaucher. Sont ainsi sous
contrôle les ambassades d’Allemagne, d’Autriche, d’Espagne, d’Angleterre,
d’Italie et sans doute d’autres pays. Cette activité est évidemment la plus
secrète du service et c’est là que naît l’affaire Dreyfus. Secret des secrets,
Sandher monte un travail d’intoxication des services d’espionnage des
puissances étrangères, manipulant des agents doubles qu’il alimente en faux documents
qui sont fournis à l’ennemi. Et, on le sait, il est particulièrement délicat de
fabriquer ces faux car il a un double risque ou bien de se faire démasquer, ou
bien de donner de véritables informations stratégiques. Les agents doubles
touchent également des sommes rondelettes des pays qu’ils intoxiquent et
Sandher en profite pour en récupérer discrètement ces fonds, caisse noire en
plus des fonds secrets. Une partie de ces sommes ont elle été détournées, la
Cour de cassation a évoqué l’hypothèse sans s’appesantir malgré plusieurs
documents accablants. Autant d'éléments qui expliquent pourquoi et comment le
ministère de la Guerre a tout fait pour que, avec l’affaire Dreyfus, rien
n’apparaisse qui puisse mettre en cause des pratiques honteuses et illégales.
Loew, le président de la Cour de cassation, chargé de juger Dreyfus e, dernière
instance, eut des mots terribles pour qualifier le secret oppressant qui
protège l’armée:
« Aucune
manifestation d’incrédulité ou de doute n’était tolérée dans les milieux
militaires, et de rigoureuses pénalités disciplinaires frappaient immédiatement
toute parole imprudemment indépendante. La crainte des chefs, la préoccupation
de déplaire, le sentiment de l’obéissance avaient rapidement fait planer, d’un
bout à l’autre du pays, une véritable terreur sur la pensée de l’armée, et par
elle sur le pays tout entier. »
Joseph Reinach, auteur
de l’Histoire de l’Affaire Dreyfus,
dans un style très libre résume en une phrase le petit monde des services
secrets de l’armée révélée par l’aboutissement de l’Affaire Dreyfus
« [...] tout un monde bizarre d’espions
occasionnels, joueurs décavés, femmes déclassées, [qui] dérobait des lettres,
recueillait des bruits, propos de salon ou d’antichambre, d'alcôve ou de
cuisine, que le service [de renseignements] payait très cher, crédule et
souvent mystifié.
»
Livrée à elle-même,
sans contrôle de sa hiérarchie, protégée par un secret d’État derrière lequel
toutes les dérives sont possibles, la Section de statistiques devient au fil
des ans un organisme néfaste et dangereux pour la République.
« Son grand vice, c’était ses procédés d’agence
louche, les basses mœurs policières où elle habituait un trop grand nombre
d’officiers, déformant leurs cerveaux, les familiarisant avec le mensonge et des
ruses indignes de l’uniforme.
»[3]
D’après Edmond Lajoux, agent de
contre-espionnage chargé d’intoxiquer l’espionnage allemand à Bruxelles,
l’ambiance changea complètement avec l’Affaire avant laquelle dans les bureaux
la discrétion et le recueillement étaient constant. Tous les officiers donnent
leur avis, se chamaillent, s’espionnent mutuellement, « les abeilles se sont changées en frelon. » Le commandement Henry, à l’abri
derrière son bureau et sa légion d’honneur, demande son avis à chacun. Son
majordome, l’ancien travailleur algérien Bachir, lui fait passer toutes les
informations qu’on veut mettre sous ses yeux. Ce fidèle serviteur sera retrouvé
un matin mort sur sa couchette du ministère, une mort peu naturelle.[4]
C’est donc une administration militaire particulièrement défaillante qui va
instruire l’Affaire. Faux et usage de faux commis tous les jours, corruption,
omnipotence d’un secret absolu, tout est en place pour favoriser abus et
injustices.
L’inculpation de Dreyfus est liée à
l’activité de surveillance des ambassades étrangères. Depuis plusieurs années
une femme de ménage, madame Bastian, assure le ménage de l’ambassade et
récupère systématiquement les papiers jetés dans les corbeilles des bureaux.
Elle remet ses trouvailles sous forme de carnets à son officier traitant et ce
dans une église du quartier Sainte Clotilde. C’est ainsi qu’en 1892, elle
récupère dans la corbeille de l’attaché militaire allemand des papiers déchirés
qui permettent à la Section de statistiques d’identifier un commis de la marine
qui espionnait pour le Kaiser. L’homme, un nommé Creiher, est inculpé et
lourdement condamné. C’est encore madame Bastian, pseudonyme Auguste, qui
récupère dans la même corbeille le bordereau utilisé comme pièce à conviction
contre Dreyfus. Cette découverte, analysée par Henry, aboutit à la décision
d'arrêter Dreyfus.