Dreyfus accusé
Le 13 octobre 1894, le capitaine Dreyfus
est convoqué à l’Etat-Major rue Saint Dominique où le commandant du Paty
l’accuse de crime de haute trahison. Dreyfus, abasourdi, proteste alors que du
Paty lui montre un revolver chargé posé sur son bureau. Dreyfus qui voit l’arme
lui dit: « Je suis innocent. Tuez-moi si vous voulez. Et Paty de répliquer: «
Ce n’est pas à nous, c’est à vous de le faire. »[1]
Commence alors pour le capitaine un épouvantable calvaire, mis au secret,
subissant de véritables tortures morales visant à le faire avouer ou à le
pousser au suicide. Comprenant que cet acte serait interprété comme la preuve
de sa culpabilité, Dreyfus décide de vivre malgré tous les sévices qu’il subit
et de se défendre avec l'énergie d’un innocent injustement accusé, pour sa
femme et ses enfants. Ce n’est que le 4 décembre que le secret de l’instruction
est levé et que le capitaine apprend dans sa cellule du Cherche Midi qu’il sera
renvoyé au Conseil de guerre. Et c’est la Section de statistiques du ministère
de la Guerre qui prépare le dossier d’accusation. Et ce n’est pas une bonne
nouvelle quand on connaît l’histoire de cette administration.
Une série de documents antidatés,
fabriqués, assortis de commentaires partiaux
sont fabriqués par le commandant Henry de la Section de statistiques. L’homme a
une solide expérience dans la réalisation de faux documents destinés à intoxiquer
les espions ennemis. C’est ce « dossier secret » qui devra être
communiqué aux juges militaires rassemblés dans la salle des délibérés sans que
les défenseurs de Dreyfus en aient connaissance sous le prétexte
fallacieux qu’il contient des informations
très secrètes. On comprend là que Mercier y gagne son surnom de « criminel en chef » qui le poursuivit jusqu’à sa
mort. Dans le même temps, Mercier intoxique le président de la République et
celui du Conseil avec une grande habileté. Sa liberté d’action est complète,
personne ne remet en cause ce qui paraît être sa conviction intime. Mercier est
un ministre intelligent et très ambitieux. Considéré comme républicain, il voit
en l’Affaire Dreyfus une occasion de briller, de montrer son intransigeance et se
verrait d’ailleurs bien président de la République. Pour mieux enfoncer
Dreyfus, il abreuve la presse nationaliste déchainée de bobards et de propos
antisémites.
Pourtant rien ne se passe comme prévu, le
prisonnier Dreyfus survit au traitement inhumain qu’il subit, animé par sa
volonté farouche de faire triompher son innocence. Plus grave encore, les
preuves de la culpabilité de Dreyfus sont largement insuffisantes pour obtenir
sa condamnation devant un tribunal, même militaire. Son seul espoir c’est le « dossier secret ». Dans un premier temps, Mercier fait
imposer le huis clos pour le procès, malgré les protestations indignées de la
défense, prétextant que l’exposition publique de certains procédés de
contre-espionnage pourrait susciter l’émoi de puissances étrangères,
adversaires de la France. Un argument qui ne convainc personne, sauf la presse
nationaliste. Profitant du huis clos, le commandant Henry désigne Dreyfus et
s’exclame: « Le traître, le voici », ce dernier bondit et proteste. Son avocat
maître Demange lui demande de nommer sa source. D’un geste brusque, Henry
frappe son képi: « Il y a des secrets dans la tête d’un officier que son képi
doit ignorer ». Le procès commence à ressembler à une cérémonie de
l'Inquisition où, malgré le secret de l’enquête et l’anonymat des témoins, il
ne reste plus à l’accusé qu’à avouer. Mais, bien entendu, le moment décisif du
premier procès de décembre 1894, c’est celui où on communique secrètement aux
jurés une enveloppe scellée contenant le « dossier secret », les faux
habilement préparés dont une pièce « irréfutable » qui mentionne
: « Cette canaille de D. » Les jurés
militaires ont aussi en mémoire la déclaration de leur ministre qui, violant la
légalité, a déclaré le 28 novembre au Figaro: « La culpabilité est absolue,
certaine. » Les juges militaires à l’unanimité déclarent Dreyfus coupable, le
condamnent à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée et à la
dégradation militaire.
Une nouvelle fois, Dreyfus songe au suicide
avant de se raviser, obsédé par l’idée de prouver à sa femme et à ses enfants
son innocence. Le général Mercier qui comprend le danger que représente ce
coupable qui a toutes les apparences d’un innocent, décide d’employer les
grands moyens. Son rêve, c’est que la mort de Dreyfus par maladie ou par
suicide mette un terme à une affaire de plus en plus délicate. Il obtient du gouvernement
qu’une loi soit votée par le Parlement autorisant l’utilisation des îles du
Salut au large de la Guyane, comme enceinte pénitentiaire. L'îlot choisi a déjà
été utilisé comme mouroir pour lépreux, c’est un lieu est particulièrement
insalubre. L’action combinée du climat, des maladies et des conditions de
détention ultra rigoureuses prévues, tout cela devrait suffire pour limiter la
survie d’un coupable bien embarrassant. C’est ce qu’on appelle dans l’argot du
bagne « la guillotine sèche ». Enchaîné chaque nuit, enfermé dans une case entourée
d’un mur de planche, Dreyfus survit difficilement alors qu’à Paris les preuves
de son innocence se multiplient. C’est d’abord le commandant Henry qui
reconnaît avoir fabriqué une fausse lettre pour mieux incriminer Dreyfus. A
t’il agit sur les ordres de Mercier? La réponse ne viendra pas puisqu’il se
« suicide » le lendemain dans la cellule où il a été incarcéré.
Pour le frère de Dreyfus, Matthieu, il y
a urgence, un innocent risque de mourir en détention avant même qu’il puisse être réhabilité. Il
multiplie les démarches et demande à une de ses connaissances, l’ancien médecin
du président de la République Felix Faure, de solliciter une audience. Le
docteur Gilbert obtient du Président une confidence
bouleversante. La condamnation de Dreyfus a été obtenue grâce à un dossier
secret communiqué aux jurés militaires sans que Dreyfus et sa défense l’ait su
et ce pour raison d’État. Une confirmation est apportée par un article du
journal l’Éclair qui révèle la forfaiture du procès de 1894.[2]
Au même moment, le colonel Picquart qui a pris la direction du Service de statistiques
découvre les agissements suspects d’un officier supérieur, Esterhazy, qu’il
soupçonne de renseigner l’Allemagne et d’être l’auteur du bordereau qui a fait
condamner Dreyfus. Quand il se confie à son supérieur, le colonel Gonse, il
comprend que l’étau du secret n’est pas près de se dénouer, l’existence même de
la Section est en jeu et le ministre joue sa place. Peu importe pour Gonse que
Dreyfus croupisse dans sa hutte du bout du monde, il interpelle Picquart: «que peut
vous faire que ce juif reste à l’île du Diable? ». Picquart réplique, accablé « Mais puisqu’il est
innocent » et Gonse de répliquer avec la tranquillité de celui qui se considère
comme un grand serviteur de l’État: « Il est possible que Dreyfus soit innocent
mais celà ne fait rien. Ce ne sont pas des considérations qui doivent entrer en
ligne de compte ». Picquart indigné éclate: « Ce que vous dites là est
abominable, je ne sais pas ce que je ferai, en tout cas, je n’emporterai pas ce
secret dans la tombe. »[3]
Deux
camps s’affrontent
Désormais l’enjeu est clair, il ne s’agit plus de l’innocence de Dreyfus mais d’un dilemme beaucoup plus fondamental. D’un côté ceux qui pensent que la justice, l’Armée, la République, ne peuvent pas se permettre de maintenir en prison un officier innocent. De l’autre ceux qui estiment que la raison d’État ne peut pas supporter la révélation de la vérité. Les révélations sur les manœuvres de l’Etat-Major porteraient un coup au moral de l’armée et de la nation, la levée sur le secret qu’entourent les opérations d'espionnage des ambassades pourrait déclencher des tensions diplomatiques, voire une guerre, des précédents existent. Le secret inavouable lié à la condamnation inique de Dreyfus ne peut être levé sans que les secrets de l’État- Major soient mis sur la place publique avec des conséquences imprévisibles et en tout cas catastrophiques.
Tout cela Picquart l’a parfaitement
compris. Si l’armée n’a pas le courage d’assumer sa responsabilité et de tirer
les leçons d’une injustice fabriquée, si ce sont les intellectuels et la
justice qui révèlent les fraudes liées à l’Affaire, le scandale sera terrible.
L’armée sera considérablement affaiblie, son prestige atteint, sa crédibilité
entachée. C’est pourquoi Picquart se bat comme un lion en vain, il est éloigné
et enfin emprisonné par ses collègues. Ce sont donc les soutiens de Dreyfus qui vont découvrir la
vérité. Jean Jaurès, un des premiers, comprend vite que l’omniprésence du
secret empêche toute évaluation de la culpabilité du capitaine et brocarde un
État- Major qui s’entoure de mystère pour paraître redoutable et prestigieux et
n’hésite pas à juger et à condamner à huis clos « l’Armée devient la redoutable
Idole, retirée dans la justice secrète comme en un sanctuaire et sacrifiant
sans contrôle qui il lui plaît. »[4]
et de conclure que le plus haut intérêt de l’État est que la France sache ce
que fait son armée même et surtout quand elle se trompe.
Malgré la condamnation de Zola, son
procès où s’illustre son défenseur maître Labori, permet à tous les observateurs
de vérifier la faiblesse dramatique des accusations de l’État - Major. A une
question précise et embarrassante de la défense, du Paty de Clam se borne à
répliquer: « C’est ici monsieur le Président, que je demande à me taire. Je ne
puis rien révéler; cela touche à l’honneur d’une famille, à la mémoire d’un
mort. Labori s’agace de la fréquence avec laquelle les témoins de l’accusation
refusent de s’expliquer: « On évoque le secret professionnel! Quand cela ne
tient pas debout, on évoque le secret d’État! Et puis quand on n’a ni secret
professionnel, ni secret d’État, ni huis clos à évoquer, on évoque le secret
privé ! »
La vérité triomphe du secret
L’ampleur du scandale et la violence des
débats amène la Chambre criminelle de la Cour de cassation décide d’engager une
procédure de révision afin d’accomplir une mission qu’elle qualifie de
délicate: « Mettre la vérité en évidence. » Un second procès est programmé.
Ministre de la Guerre en 1896, le général
Billot se dépense sans compter pour camoufler toutes les preuves de l’innocence
de Dreyfus. Son adjoint le général Gonse lutte vraiment pour bloquer une
révision du procès de 1894 avec comme principal argument que « de vulgaires gens » pourraient profiter de l’occasion pour « accuser les grands chefs de
tripoter avec les fonds secrets. » Malgré leurs efforts, devant la Cour de cassation
Picquart révéla plus tard que le général Billot avait prélevé indûment 100.000
francs sur les fonds secrets du service.
Mais nous n’en sommes pas encore là, et
la presse nationaliste et xénophobe, se déchaine une nouvelle fois pour, par
ses insinuations et ses caricatures, accabler l’accusé.
Pour ce second procès, la Section a
fabriqué un « grand dossier secret » qui tient dans une grande malle
d’osier trainé devant les juges par deux soldats. Des manœuvres qui, une
nouvelle fois, sont dénoncées. Les défenseurs de Dreyfus, pour beaucoup à
l’université et parmi les intellectuels, développent leurs arguments et
critiquent la logique du secret d’État et les déraisons de la raison d’État.
Pour Jaurès, le droit de tous est menacé quand celui d’un seul est gelé et
Clemenceau dans le même esprit « l’illégalité est une forme d'iniquité.»
Le professeur Ferdinand Buisson publie
une déclaration solennelle où il qualifie de dilemme abominable le choix entre
sacrifier la justice à la patrie ou la patrie à la justice: « Les deux idées n’en font qu’une, blesser l’une c’est
blesser l’autre.» Un
de ses collègues Gaston Paris s’inquiète du risque de revenir aux temps de
Philippe le Bel où le roi organisait lui-même les procès pour se garantir du
verdict qu’il souhaitait. Le procès d’Emile Zola, celui d'Esterhazy, l’arrêt de
la Cour de cassation, sont autant de raisons pour Dreyfus d'espérer que le
procès qui se tient à Rennes en août 1899 lui soit favorable. Pourtant le
Conseil de guerre commence par décider le huis clos. La veille du jour où
Labori, bouillant avocat de Dreyfus, doit mener un contre interrogatoire serré
du général Mercier qui s’est distingué par une déclaration confuse, un
événement dramatique se produit, un homme tire une balle dans le dos de
l’avocat avant de s’enfuir. Il ne sera jamais retrouvé, mais, par chance, le projectile
n’a touché aucun organe vital. Le procès continue, les témoins de l’Etat-Major
s’acharnent à prouver la culpabilité de Dreyfus, multipliant les commentaires
injurieux. Quand la défense leur demande des précisions factuelles, ils se
réfugient derrière leur fonction.
Une fois de plus, le secret va servir à
camoufler la vérité et à faire condamner un innocent. Il y a pourtant deux
jurés pour ne pas se soumettre, Dreyfus n’est donc pas condamné à l’unanimité
et on lui reconnaît des circonstances atténuantes. Après ce verdict, le
rédacteur en chef du journal «
Le Patriote » titre « Vers la victoire » donnant franchement la position du ministère de la Guerre. « Pour ces soldats, la question
posée n’était point celle de l’innocence ou de la culpabilité de Dreyfus. Il
s’agissait d’abord de ne pas donner tort aux chefs infaillibles qui avaient
prouvé la culpabilité de Dreyfus par le faux, le mensonge et la forfaiture.»
Pourtant, peu après le président de la
République utilise son droit de grâce et Dreyfus retrouve sa liberté. À la
demande du gouvernement, l’armée déclenche une enquête interne qui révèle de
nombreux manquements et les preuves de la fabrication de faux.
La justice, excédée face à ces incuries,
décide de recevoir la demande de révision de Dreyfus et charge sa Chambre
d’accusation de reprendre toute la procédure dans son intégralité.
L'intégralité des archives existant dans les différents ministères est récupérée,
toutes les personnes mêlées de près et de loin à l’Affaire sont interrogées. Un
immense travail est accompli de mars 1904 à juin 1906. Plaidant devant la Cour
de cassation, Monard, avocat de Dreyfus développe son argumentation pendant
trois jours emportant la conviction des juges déjà convaincus par les
investigations qu’ils ont menées. Le 12 juillet 1906, le premier président
Ballot-Beaupré entouré des présidents des trois chambres se lève: massif, déjà
âgé, couvert d’hermine, il maîtrise nul son émotion quand il prononce un
verdict qui clôt définitivement l’Affaire: « Attendu en dernière analyse que de l’accusation
portée contre Dreyfus rien ne reste debout, et que l’annulation du jugement du
Conseil de guerre ne laisse rien subsister qui puisse, à sa charge, être
qualifié crime ou délit, … »
Le
capitaine Dreyfus est rendu à sa famille, la justice et l’université sortent
grandis de l’épreuve, l’armée se voit retirer l’activité de contre-espionnage
au profit du ministère de l'Intérieur. Mais les ennemis de Dreyfus n’ont pas
désarmé. Le 4 juin 1908, un militant de l’Action Française, Louis Gregori, tire
deux coups de feu à bout portant sur Dreyfus. Ce dernier, qui s’est protégé de
son bras, n’est que légèrement blessé.
Grégori
est arrêté et inculpé de tentative d’assassinat avec préméditation. La presse
nationaliste se déchaine, fait de l’inculpé un héros qui veut rétablir la
justice et faire subir à Dreyfus le châtiment qu’il mérite. À l’ouverture du
procès et à la surprise générale, l’avocat général abandonne la qualification
de tentative d’homicide. Les jurés, après délibérations, acquittent Gregori qui
est porté en triomphe par ses partisans. Pour les antidreyfusards, ce verdict
est une revanche après le procès de la Cour de cassation. Si Gregori est
innocent, c’est donc que Dreyfus est coupable. On n’en finira jamais avec cette
histoire!
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