Avec une franchise confondante,
le PDG d’Orange a avoué au Monde qu’il ignorait que ses employés livraient les
données confidentielles de ses clients aux services de l’Etat. Le personnel
gérant ces interventions ne serait pas tenu de lui en référer. Voilà une
confession qui n’est pas faite pour rassurer les abonnés d’Orange ni ceux des
autres opérateurs qui sont dans la même situation. Quelles sont les écoutes
réalisées hors cadre légal par les opérateurs pour le compte de la DGSE ?
Concernent-elles uniquement les communications internationales ? Quid des
renseignements recueillis, restent-ils dans les dossiers des services
français ? Sont-ils donnés ou échangés avec des pays alliés ? Quelles
sont les relations avec la NSA ? Un fonctionnaire « au plus haut
niveau de l’Etat » se confie à Jacques Follorou, journaliste au Monde :
« à ce niveau-là, c’est sous nos
radars, les services disposent d’une autonomie en termes de stratégie ».
Cette phrase énigmatique signifie en clair que le gouvernement se lave les
mains sur la manière dont l’espionnage électronique est pratiqué en France et
qu’il ne se préoccupe que des résultats. Ainsi donc une zone grise existe, trop
brûlante pour les opérateurs de télécommunications et trop triviale pour les
dirigeants de l’état..
Le secret de plomb qui entoure ce
secteur s’explique d’abord par une vieille tradition française.
Quand le télégraphe s’est répandu
en Europe dans les années 1830, la France a pris un retard considérable car
l’Etat voulait se garder l’exclusivité de ce moyen de communication. Quand,
enfin, la télégraphie sera ouverte au public en 1850, ce ne sera qu’après la
mise en place de l’organisation minutieuse d’un contrôle du contenu des
télégrammes justifiée par la lutte contre « les complots » de
l’opposition.
Les écoutes téléphoniques quant à
elles, sont nées en même temps que le téléphone. Dès 1914, la surveillance des
télégrammes et des téléphones redouble d’intensité. Des commissions dites
« de contrôle » prendront des intitulés qui témoignent de
l’imagination et de la volonté de discrétion de l’administration :
« service spécial », « service des travaux réservés »,
« service technique ». L’entre deux-guerres voit se multiplier les dispositifs
d’écoute dont Georges Mandel, grand réformateur des PTT, sera un des fervents
utilisateurs. En 1939, « la commission interministérielle de contrôle
téléphonique » assure la synergie entre le ministère des PTT et celui de
l’Intérieur. Fin 1940, le gouvernement allemand autorise Vichy à créer le
« Service des contrôles techniques». Des milliers de fonctionnaires vont
s’atteler à ouvrir le courrier des Français et à écouter leurs conversations. En
1942, plus de deux millions de lettres seront interceptées chaque mois.
L’activité d’écoute est protégée par le secret le plus absolu et les agents des
PTT menacés de sanctions pénales s’ils se risquent à divulguer cette activité
aux usagers qui se plaignent souvent du retard des correspondances. Seule une
poignée sur les 200 000 agents des PTT se révoltera au péril de sa vie.
Soumis à une hiérarchie pesante, naturellement respectueux de l’ordre établi
par conformisme ou par opportunisme, postiers et téléphonistes feront leur
métier sans état d’âme.
Puisse l’histoire de cette
période terrible nous alerter sur les dangers qu’il y a à laisser proliférer
les activités de surveillance qui deviennent un instrument très utile pour un
régime autoritaire. Peu de personnes en ont conscience aujourd’hui.
Le député UDI Jean-Christophe
Lagarde interpellera Manuel Valls lui demandant s’il peut assurer
« qu’aucun parlementaire n’est visé par un tel dispositif et que ces
informations sont fausses ». Aucune réponse du Ministre. Pourquoi un tel
silence face à de légitimes inquiétudes ? D’abord parce que ces écoutes
généralisées constituent un abus flagrant couvert par un secret d’état vidé de
toute justification, le secret d’état ignoble. Une autre explication de cette
chape de secret qui entoure cette affaire tient à la nature même de l’activité.
Quand un utilisateur de téléphone portable sait que son activité, ses
déplacements et ses conversations sont systématiquement enregistrées, il fait
tout pour contrer cette surveillance, surtout s’il tient à garder certaines
informations confidentielles. Un bon client, pour les services secrets c’est
celui qui ne sait pas qu’il est écouté et ne se méfie de rien, c’est pourquoi
tout doit être fait pour dissimiler le travail discret des services d’écoute.
Cette innocence est spécifique à
la France où, ni la classe politique, ni les media ne se sont excessivement
étendus sur les révélations d’Edward Snowden, sur les dangers de cette
surveillance généralisée mondiale qui révolte les opinions publiques aux
Etats-Unis, en Allemagne et au Brésil. Tout occupés par les interceptions des
conversations de Nicolas Sarkozy, nous avons accueilli avec indifférence ce qui
apparaît comme une menace lointaine, cette NSA dont il n’est pas toujours
facile de comprendre le rôle et l’activité, ses liens avec la France.
Les blasés estiment que, n’ayant
rien à cacher ils n’ont pas à se préoccuper d’être surveillés ; les
fatalistes pensent que c’est une exception culturelle française que cette
volonté permanente de l’état de tout savoir de ses citoyens. Personne ne se
préoccupe du fait que cette surveillance généralisée est une menace réelle pour
la vie démocratique, hormis quelques courageuses associations comme la
Quadrature du Net et plusieurs députés. Il est temps que nos citoyens soient
informés des enjeux du domaine et que des mesures règlementant l’activité des
services secrets soient mises en place
afin de protéger nos vies privées et nos libertés fondamentales.
Ce texte a été publié dans Le Monde du 24 avril 2014, dans le cadre de La tribune libre.
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